Le radotage des grammairiens-puristes québécois

Je l’ai dit à maintes reprises que les chroniqueurs de langue au Québec ont tendance à se répéter parce que non seulement les dites fautes qu’ils dénoncent sont généralement solidement ancrées dans l’usage mais également parce que ces chroniques contribuent elles-mêmes à répandre ces usages dits fautifs. C’est ce qu’on peut appeler le radotage des chroniqueurs—le mot est de Paul Roux dans son explication de l’abandon de son blogue, Les Amoureux du français dans Cyberpresse.

Or on peut voir ce radotage d’un angle plus positif. En effet, cela assure un travail éternel, si on peut appeler ça du travail, aux grammairiens-puristes québécois. C’est en fait l’art du recyclage. Puisque les fautes ne disparaissent pas, on peut continuer de les dénoncer régulièrement. Cela justifie en quelque sorte une activité que beaucoup de gens doivent considérer comme absolument inutile.

Un jour je vais prendre le temps de présenter des exemples de fautes dénoncées aujourd’hui et au 19e siècle. Une qui me vient à l’esprit est le verbe « s’objecter » dont on a parlé en 1880 comme un possible anglicisme. Mais pour l’instant, j’aimerais simplement prendre quelques exemples plus récents. Je les tire de la chronique Le français au micro de Guy Bertrand, premier conseiller linguistique de Radio-Canada. Dans la semaine du 1er au 7 juin 2009, on trouve les deux entrées suivantes :

On manque cruellement Mario Dumont!

Manquer quelqu’un, c’est ne pas rencontrer une personne qu’on voulait voir. Par exemple, on peut dire : Je suis arrivé en retard à notre rendez-vous et je vous ai manqué (vous n’étiez plus là quand je suis arrivé). En anglais, on dit littéralement qu’on manque quelqu’un lorsqu’on souffre de l’absence de cette personne. En français, il faut plutôt dire qu’une personne nous manque. Il aurait donc été plus idiomatique de dire : Mario Dumont nous manque cruellement!

 

Ils censurent les sites Internet domestiques.

L’adjectif domestique qualifie ce qui concerne la maison, le foyer, la famille ou le ménage. Par exemple, on peut parler de l’économie domestique ou d’une querelle domestique. Depuis quelques années, la plupart des dictionnaires tolèrent l’utilisation de domestique pour qualifier ce qui concerne un pays donné. On donne en guise d’exemples marché domestique et vol domestique. Toutefois, on précise clairement qu’il s’agit d’anglicismes. On dira mieux vol intérieur (ou vol national) et marché intérieur (ou marché national). Ici, compte tenu du contexte, on aurait pu dire : Ils censurent les sites Internet locaux.

 

Remontons 42 ans jusqu’en 1967 et lisons le Dictionnaire des difficultés de la langue française au Canada de Gérard Dagenais :

MANQUER – Dans le langage familier, vous me manquez beaucoup a le même sens que je m’ennuie beaucoup de vous, c’est-à-dire « vous me faites défaut alors que j’ai grand besoin de vous » Au sens de « faire défaut », manquer n’est pas un verbe transitif direct.

Vouloir exprimer la même pensée en plaçant le complément à la place du sujet et en employant le verbe transitivement de façon directe, c’est commettre un anglicisme JE VOUS MANQUE BEAUCOUP au lieu de vous me manquez beaucoup est un calque de la phrase anglaise I miss you very much. Contrairement à manquer, le verbe anglais to miss est transitif direct dans toutes ses acceptions.

 

DOMESTIQUE-…l’adjectif domestique n’a pas comme l’adjectif anglais domestic le sens de « ce qui est à l’intérieur d’un État » par opposition à ce qui est à l’étranger. Intérieur est le mot français à employer pour exprimer cette idée. C’est commettre un anglicisme que de parler du marché domestique d’une denrée, par exemple, par opposition aux marchés étrangers où elle se vend ou peut se vendre, ou encore de qualifier de DOMESTIQUE la politique relative au gouvernement d’un État par opposition aux relations extérieures de cet État. Il faut dire marché intérieur et politique intérieure.

Je ne sais si Guy Bertrand a copié Gérard Dagenais. Peu importe. À mon avis, ce qui est important de remarquer ici c’est le fait que 42 ans après on fait exactement la même correction. C’est dire que la dite erreur est aussi répandue maintenant qu’il y a 42 ans. Mais il y a plus, Guy Bertrand signale que des dictionnaires (européens) tolèrent l’usage critiqué de « domestique ». Ce dernier est en train d’être régularisé. Comme ce qui s’est passé avec « contrôler » et « réaliser ».

Quelles conclusions en tirer? Un peu cyniquement, je dirai d’abord que c’est du radotage typique des grammairiens-puristes qui corrigent essentiellement les mêmes fautes depuis longtemps, ce qui bien entendu, dans le cas de Guy Bertrand, assure un gagne-pain fort honorable. Mais, à mon avis, ce qu’il faut retenir ici c’est le peu d’influence de ce genre de correction sur l’usage. Rarissimes sont les exemples où on peut faire un lien entre ces critiques médiatiques et la disparition d’un usage. C’est dire qu’un terme peut disparaître pour plusieurs raisons—le changement technologique par exemple qui a fait disparaître « dactylo » au sens de machine à écrire. Mais on peut dire qu’en général ces critiques ont peu d’influence positive.

Par contre, et j’avoue que c’est mon dada, je crois que ces chroniques ont un effet absolument contraire à ce qui est recherché. C’est-à-dire je suis absolument convaincu que ces chroniques, en diffusant les termes critiqués, contribuent à leur enracinement dans l’usage. C’est une partie de l’explication de la persistance de ces termes critiqués. Pour les amateurs du français québécois, ces chroniques ont un effet positif mais certainement pas celui qui est souhaité par leurs auteurs.

1 Responses to Le radotage des grammairiens-puristes québécois

  1. Jean Dion dit :

    Vous avez une bien drôle façon de penser… Que les gens qui dénoncent les mauvaises utilisation aident à leur propagation? Quoi encore, les pompiers sont responsables des incendies ???

    Personnellement, les utilisations du genre « domestique » ou « amphithéâtre » ne m’émeuvent pas plus qu’il faut. En revanche, de grossières erreurs de syntaxe du genre « j’ai manqué Mario Dumont » ou bien « ce qu’on a besoin » est le signe de deux choses: 1. les gens ne savent pas parler et 2. les gens n’ont aucune volonté de s’améliorer. PERSONNE ne fait ce genre d’erreur en Europe.

    Enfin, il serait intéressant de noter que les tribunes offertes aux dénonciateurs de la langue (Guy Bertrand à la première chaîne de Radio-Canada) ne sont peut-être pas écoutées par une grande partie de québécois ayant le plus besoin de se corriger…

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