Éligible, ou le juste retour d’un vieil «emprunt»

Éligible ou admissible?

Madame Lucie Côté est la conseillère linguistique du journal La presse+ à Montréal.  J’imagine que, à l’instar de son homologue à la radio de Radio-Canada, Guy Bertrand, elle veille sur la qualité de la langue des journalistes et autres artisans de la maison.   Madame Côté tient une chronique hebdomadaire intitulée En un mot.

Toujours est-il que dans sa  chronique du 19 septembre 2021, Madame Côté répond à une question d’un lecteur sur la différence entre les mots admissible et éligible. Mais pour comprendre la réponse de Madame Côté, il faudrait faire un peu d’histoire.

Bréve histoire de éligible au Québec

Selon les étymologistes, le mot éligible vient du latin eligibilis et, pour utiliser une terminologie que je n’aime mais qui a son utilité ici, le mot a été « emprunté » par l’anglais au  français du 14e siècle dans une orthographe identique.

Cinq siècles plus tard, en 1957  Louis-Alexandre Bélisle définit éligible ainsi dans son Dictionnaire de la langue française au Canada :

Qui  réunit toutes les conditions pour être élu.

C’est tout. Aucune mention d’un autre usage. Mais 10 ans plus tard en 1967 Gérard Dagenais dans son Dictionnaire des difficultés de la langue française au Canada, dénonce dans les termes suivants l’usage erroné d’éligible:

Le mot anglais eligible a bien d’autres acceptions, qu’il faut se garder de prêter à éligible. Ëtre [éligible] à un concours, juger qu’un jeune jomme est [éligible] à l’emploi qu’il a demandé, dire d’un candidat à la mairie qu’il est [éligible] à cause de ses nombreuses qualités personnelles sont autant d’anglicismes.

Depuis lors, tous les ouvrages de référence  et  de correction langagière du Québec  comme le Multidictionnare, la Banque de dépannage linguistique de l’Office québécois de la langue française et le dictionnaire Usito font la même remarque.  Voici ce qu’en dit l’Usito:

L’emploi de éligible (de l’anglais eligible) est critiqué au Québec comme synonyme non standard de admissible (à une bourse, à un concours, à un emploi, etc.).

La réponse de la conseillère linguistique

Madame Côté reprend essentiellement les mêmes arguments dans  sa réponse qui commence ainsi.

Il est préférable de réserver le terme éligible au vocabulaire des élections. C’est ce que nous faisons à La Presse.

Et l’autrice de donner ensuite de nombreux exemples de moyens d’éviter la forme critiquée.

Tout cela est très bien mais regardons le dernier paragraphe de la réponse qui se lit comme suit:

On remarquera cependant que l’adjectif éligible figure maintenant dans les dictionnaires français (Larousse et Robert) pour désigner une personne ou un produit « qui satisfont aux conditions requises pour l’obtention d’un droit : Fonctionnaire éligible à une prime. Médicament éligible au remboursement ». Le Robert indique que ce sens est venu de l’anglais.

Signalons que l’Usito fait une remarque semblable au sujet de l’usage européen :

REM. L’emploi du mot éligible en ce sens n’est généralement pas critiqué en France.

Bref, l’usage tant critiqué au Québec fait partie du bon usage en France et personne ne semble s’en offusquer.

Que s’est-il passé?

Je n’ai pas fait les recherches étymologiques nécessaires mais vraisemblablement, l’usage critiqué d’éligible a apparu dans le français québécois dans les années 50 ou fort probablement bien avant..Depuis lors il est dénoncé de toute part jusqu’à nos jours, ce qui par ailleurs atteste sa vivacité.

Ce même usage entre dans le français européen beaucoup plus tard, peut-être vers le début du 21e siècle. Il ne semble poser aucun problème. Un mot existant s’est enrichi d’un nouveau sens.

Bon usage québécois et bon usage européen, quel rapport de force?

Si rien n’empêche le bon usage québécois et le bon usage français d’exister dans des lieux distincts, la réalité est un peu plus complexe. Le prestige, la notoriété et l’autorité des ouvrages de référence français et surtout les échanges de tout ordre entre les deux pays, y compris une importante immigration française au Québec, font que l’influence du bon usage européen se fait inévitablement sentir au Québec.

Deux petits exemples. Dans le propre journal où travaille Madame Côté, on pouvait lire le 21 octobre 2021 un article au sous-titre suivant:

La vice-présidente américaine Kamala Harris a reçu samedi sa dose de rappel du vaccin anti-COVID-19 de Moderna, encourageant la population éligible à faire de même. 

De même on lit sur le site web de l’Université de Montréal dans la page consacrée aux bourses d’exemption UdeM pour étudiants internationaux:

Tous les dossiers des candidat(e)s éligibles à la Bourse d’exemption UdeM seront évalués lors de la demande d’admission. 

L’anglicisme, enrichissement ou contamination?

Il est quand même remarquable de constater qu’après tant de condamnations on arrive exactement au point de départ. Toutes ces dénonciations n’ont servi à rien.

Que cet usage récent d’éligible vient de l’anglais, personne ne le nie. Mais alors, si les Anglais l’avaient emprunté le mot au 14e siècle, ce n’est peut-être qu’un juste retour des choses après cinq siècles.

 Alors que pour les grammairiens québécois il y a forcément contamination, pour les Français c’est le contraire: le mot éligible existant s’est enrichi d’un nouveau sens et on n’en parle plus.

Toute cette histoire est un autre exemple de ce cul de sac dans lequel aboutit si souvent la chasse aux anglicismes au Québec.

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