Succès et insuccès lexicaux québécois : (1) État des lieux

Parallèlement à cette longue tradition au Québec de chasse aux anglicismes et aux fautes de français, il y a eu, et il y a toujours, une importante activité de traduction et d’innovation néologique. Il me semble d’ailleurs que le Québec est un des rares endroits au monde où il existe le métier de terminologue et le titre professionnel de terminologue agréé.

Que deviennent les mots recommandés et les mots déconseillés?

Alors que l’Office québécois de la langue française, dans ses différentes incarnations, a toujours joué un rôle clé dans cette activité néologique, rien n’a empêché des traducteurs, terminologues et autres créateurs d’inventer des mots. Quant à savoir que deviennent les mots inventés ou recommandés, c’est la question que je voudrais aborder de manière schématique.

Dans un billet précédent, nous avons vu comment le terme millénial, anglicisme intégral pourtant déconseillé par l’Office québécois de la langue française, a relégué aux oubliettes millénarial, le terme préconisé par l’Office. Par ailleurs, nous avions vu que divulgâcher, autre terme proposé par l’OQLF, a connu un certain succès au Québec mais aucune diffusion dans le reste de la francophonie qui a préféré spoiler.

L’usage variable des termes recommandés

Mais tout n’est pas négatif. Tant s’en faut. Le travail terminologique de l’OQLF connaît quand même du succès, surtout au Québec il faut ajouter. C’est que l’Office jouit d’une grande autorité morale et même contraignante en matière de vocabulaire. Il existe des secteurs de la société et des institutions qui se sentent obligés d’en suivre les recommandations. Nous pensons en particuliers aux multiples services de la société d’État Radio-Canada qui s’est toujours doté non seulement d’une sorte de mission de défense d’une langue française de qualité mais aussi d’un véritable service de conseil linguistique.

Évidemment, les différentes administrations publiques, à commencer par le gouvernement du Québec, les universités et les grandes entreprises se font aussi un devoir de soigner leur langue écrite et de suivre les conseils de l’OQLF. Dans ces hautes sphères du pouvoir et du prestige, il y a des services linguistiques qui passent au peigne fin tous les textes destinés au public. C’est cet ensemble d’usages auto-surveillés et révisés que j’appelle le bon usage québécois.

Quant à la langue parlée spontanée ou la langue écrite dans des lieux dans des lieux moins surveillés et contrôlés – on peut penser aux courriels, aux sites webs individuels, aux réseaux sociaux et aux chaînes de radio et de télévision commerciales qui doivent vivre de la publicité – on trouve de tout, comme nous allons voir.

Quelques néologismes au Québec et dans la francophonie

Dans un premier temps, je vous propose un bref tour d’horizon de l’usage au Québec et dans la francophonie de quelques néologismes québécois récents. Il ne s’agit pas d’une études exhaustive comme on pourrait le faire dans le cadre d’une véritable recherche universitaire sérieuse.

Dans un autre billet, je voudrais aborder l’autre question importante: pourquoi si peu de succès à l’étranger alors que très souvent le Québec se trouve à l’avant-garde du contact entre le français et l’anglais des innovations anglo-américaines?

1. Courriel / e-mail

Le mot courriel est probablement le néologisme québécois qui ait connu le plus grand succès dans toute la francophonie. Avec la féminisation précoce des noms de métiers, courriel est un objet de fierté chez les langagiers québécois. Cependant, et contrairement à ce que pensent beaucoup de gens, il n’a pas été inventé par les terminologues de l’OQLF. Selon cet article de la revue Actualité, deux professeurs d’université se disputent sa paternité quelque part vers 1985-1990. L’Office l’a approuvé en 1997.

Malgré son très grand succès, courriel n’a pas éliminé les concurrents e-mail et mail (mél) en Europe. Je me demande d’ailleurs si ce dernier terme n’est pas en train mener la vie dure à notre courriel.

2. Égoportrait / selfie

Quant à égoportrait pour le selfie anglo-saxon, l’auteur serait le journaliste québécois Fabien Deglise vers 2013. Alors que cet article parle de quelques apparitions de égoportrait en Europe, signalons que sa définition dans le Petit Larousse en ligne ce 22 octobre 2023 se lit comme suit:

Au Québec: selfie

3. Infolettre / newsletter

Le terme infolettre de l’OQLF vers 2014 a connu un succès énorme, pour ne pas dire total, au Québec et au Canada. Sa forme parfaitement conforme au système linguistique du français y est probablement pour quelque chose. Par contre, il est peu utilisé dans le reste de la francophonie où domine newsletter.

4. Baladodiffusion / podcast

Le terme baladodiffusion, avec sa forme abrégé balado, proposé par l’OQLF en 2004, est un autre grand succès au Québec. Je crois que ce succès vient en grande partie de son utilisation exclusive par Radio-Canada.

Il y a cependant de nombreux sites québécois qui utilisent podcast, comme dans cet exemple. Et rappelons que c’est le mot utilisé sur les menus de tous les téléphones intelligents.

L’usage de baladodiffusion en Europe semble rarissime.

5. Mot-clic / hashtag

Le terme mot-clic nous vient de l’OQLF depuis 2011. En France la Commission d’enrichissement de la langue française recommande mot-dièse depuis 2013. Ni l’un ni l’autre semble connaître du succès devant hashtag en Europe.

6. Témoin / cookie

Ici j’ai l’impression que le seul site web au Québec qui utilise témoin tout seul est celui de l’OQLF. Tous les autres, ou du moins la très grande majorité, utilisent une formulation comme celle-ci de Radio-Canada:

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En Europe, on ne voit que cookie.

7. Clavardage / chat / tchat

Le terme clavardage est une création relativement ancienne, 1997, de l’Office québécois de la langue française. Il est beaucoup utilisé dans le bon usage québécois.

Curieusement, on le voit assez souvent dans les écrits universitaires de la francophonie hors-Québec mais très peu dans les grands médias. Par exemple, le journal Le Monde utilise systématiquement tchat.

Conclusion : l’usage variable

À ces quelques exemples nous aurions pu ajouter chaîne des blocs / blockchain, diffusion en continu / streaming et rattrapage / replay parmi tant d’autres. Nous voyons donc se dessiner les trois grandes tendances déjà évoquées d’un usage variable.

En premier lieu, nous voyons que les néologismes recommandés ont un succès dans le bon usage québécois et canadien constitué d’un bassin d’usagers en quelque sorte captifs. Ces derniers se sentent obligés d’utiliser les termes proposés.

En deuxième lieu, chez les usagers moins captifs et ayant davantage de liberté dans leurs usages, on trouvera souvent les termes déconseillés.

Et enfin, en troisième lieu, l’usage dans le reste de la francophonie obéit à sa propre dynamique d’innovation et d’évolution lexicales dans lesquelles le Québec semble jouer un rôle bien mineur. Les contributions québécoises, sauf exception, sont désignées régionalismes ou québécismes dans les dictionnaires.

Il reste deux questions que nous aborderons plus tard. Pourquoi est-ce que les innovations québécoises, malgré leurs qualités formelles, ont si peu de succès à l’étranger? Et deuxième question, plutôt intrigante, pourquoi les usages déconseillés restent si vivants au Québec? À suivre.

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